Actualité aéronautique

Remise de gaz ... récit et analyse

Article publié le 17 janvier 2010 par Patrick Layrisse, alias eolien777

eolien777 nous livre un autre récit, agrémenté d'une analyse. Cette fois, il s'attaque à la remise de gaz en prenant un exemple vécu.

Le 4 décembre 1992, nous décollons de Paris-Roissy aux commandes d’un A320 à destination de Lisbonne. Laurent Biraud, le copilote effectue ce jour-là son premier vol en ligne après sa phase d’instruction. La météo est mauvaise, une tempête traîne sur la côte Atlantique et des vents forts sont prévus avec pluie et orages. Nous avons largement majoré le carburant pour prévoir les aléas qui peuvent perturber ce courrier.

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Dès le départ, j’ai prévenu Laurent qu'en raison des conditions météo, c’est moi qui effectuerais l'étape et poserais l'avion à Lisbonne. Il fera l’étape retour et l'atterrissage à Paris.
Une tempête déferle sur Lisbonne, l'écran radar regorge d’échos rouges vifs, qui signalent autant de cumulonimbus noyés dans l'ouragan.
L'approche sur Lisbonne se déroule normalement, c'est-à-dire inconfortablement, jusqu'à l'approche finale. Il y a un très fort vent de travers, aux limites, avec des rafales à 40 nœuds, plein travers de la droite.Nous avons choisi de nous poser avec les volets 3 et non les volets FULL, ainsi notre vitesse d’approche est plus élevée et offre une meilleure défense aux ailerons.

De violentes gerbes de pluie fouettent le pare-brise, l'avion est secoué dans tous les sens. Le Speed Tape bondit sous les rafales. Avec toutes ces turbulences il est difficile pour Laurent de régler le Radar où le rouge domine abusivement. Comme à mon habitude, je pilote tout en manuel, le Side Stick de la main gauche et les manettes de gaz de la main droite.
A 500 pieds en finale, la situation me paraît trop risquée pour être poursuivie et je décide de Remettre les Gaz.

«Remise de gaz, Volets 2 !»

Décollage d'un A318Dans le même temps, simultanément, je pousse les manettes dans le cran « TOGA », et amorce la rotation vers l’assiette de montée. Laurent m’aide à éviter les grains les plus gros.
Au palier d'accélération, à 1500 pieds, nous effectuons la procédure de rentrée des volets, Laurent lit la Check-List après décollage et nous allons attendre dans un endroit plus calme.
J'informe l’équipage et les passagers des raisons de la remise de gaz. Les ceintures sont bien serrées et les sacs vomitoires à disposition…

Un quart d’heure plus tard, le contrôleur nous informe que le vent s'est un peu calmé…

Nous revenons vers l'aéroport pour une nouvelle approche ILS. (L'ILS est un système d’aide à l’atterrissage qui définit la trajectoire idéale en axe [Localizer] et en plan [Glide] pour amener l'avion au point d’atterrissage).
Si la pluie est moins violente, le vent est toujours très fort, et les turbulences sévères. Au cap donné par le contrôleur, il y a une telle dérive qu’il sera difficile d’intercepter le Localizer de l’ILS.
Informé, le contrôleur s’excuse et nous donne un nouveau cap d’interception plus adapté aux circonstances.
Nous poursuivons sur l’ILS, toujours avec un braquage des volets à 3, sans cesse ballotés par les rafales de vent, et une dérive qui témoigne que l’on est bien aux limites de l’avion. Nous avons majoré la vitesse, pour étaler les Windshears, et le Speed Trend balance sa flèche verte dans tous les sens, comme agacé par tant de variations du vent. De la main droite je régule sans cesse la poussée des moteurs pour compenser les sautes du vent. Le seuil de piste franchi, c’est l’arrondi, au ras de la piste. L’avion se dandine, j’ai du mal à maîtriser toutes ses gesticulations lorsque j’ai l’impression que je ne domine plus la situation : l’avion fait ce qu’il veut. Ou bien c’est le vent qui fait ce qu’il veut de l’avion.

Décollage d'un A319 d'Air FranceJ’annonce «Remise de gaz , Volets 2 !» et je pousse les manettes à fond dans le cran TOGA tout en tirant légèrement du poignet sur le Side Stick : l’avion s’éloigne du sol et poussé par les deux réacteurs enfin à puissance maximale, entame son accélération.
Tout en essayant, de mon mieux, de garder les ailes horizontales et en légère montée, je lis et annonce les changement de modes au FMA :

«Vario positif !» annonce Laurent.»
«Train sur rentré !»

Du coin de l’œil je vois sa main qui lève la manette,  Quelques secondes plus loin, il confirme «Train rentré – verrouillé !», et l’Airbus grimpe à toute vitesse dans la tempête.
Nous sommes terriblement ballotés.

A ma demande Laurent sélectionne le mode Heading et joue avec la molette pour me tracer une route évitant les plus gros échos radar. Dès que l’on atteint 1500 pieds, on accélère et  Laurent rentre les volets au fur et à mesure de l’accélération. Dès que nous sommes en lisse, train et volets rentrés,  je confie l’avion au Pilote Automatique, prenant le contrôle des modes de pilotage, ce qui libère Laurent pour d’autres tâches.
On évite au Radar les plus gros échos et Laurent informe le contrôle de notre Remise de gaz. Le contrôleur nous demande nos intentions.
Je dis à Laurent :

«Les passagers ont subit un vol mouvementé, une première remise de gaz, une attente, une deuxième remise de gaz… ça suffit ! On va dégager sur Faro.»

On étudie rapidement la faisabilité de ce dégagement, et après avoir vérifié la météo, les Notams, et le carburant, Laurent donne son accord et négocie une nouvelle clairance avec le contrôle,. Nous sommes autorisés cap au Sud et grimpons dans les remous vers notre altitude de croisière.
Je profite du premier moment de tranquillité pour informer l’équipage puis les passagers de notre déroutement.
Laurent se précipite sur les classeurs pour sortir les feuilles d’arrivée, approche, atterrissage et roulage au sol de Faro. Dès que Laurent a collecté toutes les informations nécessaires pour notre arrivée, nous les étudions ensemble, puis nous préparons notre procédure d’approche.

Airbus A320 d'Air FranceIl y a du trafic à Faro et nous devons attendre quelques minutes avant de pouvoir engager l’approche VOR/DME. (Système d’approche moins précis que l’ILS) La tempête écorne Faro, le vent est fort avec encore des turbulences. Nous nous posons enfin et nous allons devoir attendre quatre heures avant de pouvoir re-décoller vers Lisbonne où la météo s’est améliorée.

Le vol vers Lisbonne est agité, de l’envol à l’atterrissage. Nous nous posons enfin, et après une courte escale, nous repartons vers Paris. C’est Laurent qui nous pilote avec brio jusqu’à l’atterrissage à Roissy. (Laurent est aujourd’hui Commandant de bord et nous ne manquons pas d’évoquer le souvenir de son premier vol en ligne lorsque j’ai la chance et le plaisir d’être son passager…)


Après avoir clôturé ce courrier, au moment de quitter ma Division de vol, je suis abordé par un des instructeurs sur A 320 qui me demande d’où je viens.

«De Lisbonne.» lui répondis-je.
«Ah ! Fait-il avec un étonnement feint, c’est toi qui a dégagé à Faro … On n’a pas bien compris pourquoi…»
«Le vent, la pluie, les turbulences…»
«M’ouais… Mais tu as été le seul à avoir remis les gaz et à dégager…»
«Et bien soit les conditions étaient plus mauvaises quand on s’est présenté soit les autres étaient meilleurs que moi !»
«M’ouais… et tu avais du pétrole par dessus les ailes !»
«Deux remises de gaz et une attente à Lisbonne, et un dégagement et une attente à Faro et ce mauvais temps, pour moi, c’était le carburant qu’il fallait…»
«M’ouais…»

Nous nous quittons là-dessus et je réalise à posteriori qu’il n’était pas venu à ma rencontre innocemment, mais pour me faire part de ses doutes sur le bien fondé de mes décisions. L’entretien m’a pris par surprise et a été bref. Je suis intérieurement choqué et furieux de m’être laissé ainsi plus ou moins remis en question. Car j’ai la conviction d’avoir fait ce qu’il convenait de faire.

Quelques jours plus tard, une nouvelle tempête touche le Portugal et le 21 décembre, un DC10 de la compagnie Martinair tente un atterrissage par gros temps à Faro et c’est une catastrophe aérienne de plus. L’avion est détruit ; il y a des dizaines de morts.
Le lendemain matin, j’achète le journal et je vais à ma Division de vol, où l’on m’informe que l’instructeur en question est en réunion avec d’autres instructeurs. Parfait !...
Je frappe, j’entre, je m’excuse de les déranger, et je vais vers l’instructeur à qui je montre la photo :

Crash du DC-10 de Martinair

«Tu vois, s’il avait fait comme moi une remise de gaz, il n’en serait pas là !...»
Il se défend :
«Mais ce que j’ai dit c’était par pure curiosité,… tu as eu parfaitement raison !... Tu as bien fait !...»

Quelques temps plus tard, cet instructeur est venu vers moi pour me saluer très courtoisement, avec le sourire un peu gêné de celui qui ne sait pas trop quel accueil il va recevoir. Nous avons échangé deux ou trois banalités mais sans aborder cette affaire de Lisbonne. Son attitude ostentatoirement amicale montrait qu’il avait d’évidence réfléchi à son intervention et l’incident était clos.
Nous nous sommes croisés plusieurs fois tout au long de ma carrière, et il a toujours fait preuve d’une courtoisie amicale. Sans rancune, ni d’un côté, ni de l’autre.

Aujourd’hui, ce scénario est inconcevable : les mentalités ont changées.
La Remise de Gaz est une manœuvre encouragée.
Mais nous sommes à Air France, grande compagnie qui offre des contrats sociaux de tout premier plan, et où chaque métier est protégé par des syndicats puissants.
Chaque commandant de bord peut y exercer en toute liberté son métier, son autorité, ses responsabilités et ses prérogatives.

Quelle sont les libertés de manœuvre des commandants de bord des compagnies de troisième niveau, lorsque l’entreprise est en grande difficulté financière et que le salaire du mois est suspendu à la réussite du courrier en cours, ou lorsque l’emploi dépend du bon vouloir de patrons âpres au gain et sans scrupules ?

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La question de fond demeure entière : pourquoi des commandants de bord, au sommet de leur art, de grande expérience, ne perçoivent aucun des signaux qui annoncent un danger imminent que seule une Remise de Gaz permettrait d’éviter ?

Airbus A320J’avancerais des suggestions :

• Le commandant de bord, à priori le plus expérimenté, aux commandes (PF) dès que les conditions météo sont très mauvaises. (vent, pluie, neige, piste contaminée)

• Une politique plus sévère sur les transgressions volontaires des planchers de stabilisation

• Une démarche d’entraînement et de familiarisation aux atterrissages interrompus, avec des éléments de référence fournis aux équipages : comparatifs entre distance d’arrêt et distance de « re-décollage ».

• Un entraînement spécifique à l’annonce Remise de Gaz par les copilotes, avec obligation d’obéissance systématique de la part du Commandant de Bord, les explications venant plus tard.

• Je demeure convaincu que le pilotage hybride (Commandes de vol manuel, Auto-Thrust (Airbus) ou Auto-manettes (Boeing) actives) n’est pas une bonne formule. Je plaide pour le Tout Automatique, ou le Tout Manuel.

• Je ne pense pas que le pilotage en automatique avec reprise des commandes en manuel aux minimas soit une bonne formule. Le temps d’adaptation aux conditions atmosphérique (turbulences et rafales) est trop court. Je pense qu’il est plus sage de débuter assez tôt, (entre 3000 et 2000 pieds au plus tard) la prise de contrôle en pilotage manuel pour le PF.

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Quel moyen trouver pour contrer le blocage psychologique généré par une extrême concentration vers le but à atteindre, ici l’atterrissage?

Au final, je crains que la soudaineté de certaines situations soient plus de l’ordre du réflexe instinctif que du raisonnement, et que l’on ait à craindre d’autres événements qui relanceront, à l’occasion, le débat sur la Remise de Gaz, car je ne vois pas quels automatismes pourraient à partir de la très courte finale, se substituer aux pilotes pour décider et exécuter la Remise de Gaz...

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