Actualité aéronautique

L'erreur de représentation ...

Article publié le 7 mars 2010 par Patrick Layrisse, alias eolien

A fond les gaz, les lignes de la piste d'envol défilent sous l'avion. Le brouillard est très épais. Trop tôt les lignes de fin de piste se présentent : que s’est-il passé, pourquoi est-ce la fin de la piste ? Eolien nous livre un nouveau récit qui met en lumière le problème de la représentation et la nécessité d'un point de vue extérieur.

Pour une erreur de représentation ...

La queue haute, les deux moteurs Pratt et Whitney plein gaz ronflant leur très caractéristique désynchronisation, le DC-3 accélère dans le brouillard. Les lignes axiales blanches de la piste défilent sous le nez de l’avion, on ne voit la suivante que lorsqu’elle émerge de la purée de poix, quelques dizaines de mètres en avant du pare-brise. Sur les côtés de la piste les loupiotes du balisage glissent en un pointillé fragile que l’on discerne à peine dans le jour naissant.

On fonce dans le brouillard quand soudain, devant moi, les bandes blanches de fin de piste surgissent du brouillard et de la nuit ! Stupeur ! Alors qu’il devrait y avoir encore des centaines de mètres, ces bandes sont la preuve qu’il n’en reste plus que quelques dizaines tout au plus.

Dans mon esprit la confusion est totale, tout s’emmêle : freiner, poursuivre coûte que coûte, mais où suis-je,  que s’est-il passé, pourquoi est-ce la fin de la piste ?

L’avion en pleine accélération approche des balises rouges de fin de piste, mais n’a pas encore atteint la vitesse de décollage, un clin d’œil au Badin le confirme. Si je suis mon premier réflexe, qui est de tout réduire et de freiner, je n’aurai jamais assez de distance pour arrêter l’avion sur le peu de distance restante. On va finir dans le décor… On devine déjà les feux de fin de piste…

L’avion est chargé d’hexogène, un explosif qui a une fâcheuse facilité à exploser au choc ou à la pression …

L’instant de stupeur passé, en une fraction de seconde j’ai compris qu’il fallait poursuivre le décollage sur le peu de piste restante.

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Au sortir de Saint Yan, l’école des pilotes de ligne, j’avais trouvé un emploi de copilote dans une petite compagnie et j’exerçais partie sur DC-3, partie sur Learjet 24D.

J’avais découvert le métier aux côtés de vieux moustachus pour qui l’activité professionnelle se résumait en un mot : la mission. Ils ne disaient pas « On part en courrier » mais « On part en Mission »

L’expression partir en courrier vient de l’époque héroïque de l’Aéropostale lorsque les paquets de lettres étaient le seul fret embarqué et le seul objet de l’entreprise. Elle tombe aujourd’hui en désuétude et la nouvelle génération emploi la formule sortie des administrations : « On part en rotation » qui se généralise par l’abréviatif tiré des feuilles de planning : « On part en rot »… (le prononcer comme l’abréviation de rotation…)

Mais ces anciens militaires ne partaient ni en « Courrier » ni en « Rot », ils partaient en Mission, et ça tombait bien car le patron de cette compagnie leur donnait justement mission de réussir, à tout prix !...

J’avais donc désappris ce que l’on m’avait appris, à savoir oublier le respect des règles et des lois, ne pas piloter avec le manuel sur les genoux, mais l’œil fixé sur la ligne d’horizon.

C’était passionnant. J’étais copilote et spectateur enthousiaste. Je regardais faire les Anciens et je m’initiais ainsi au vol par toutes conditions. Les DC-3 étant dépourvus de Radar, j’avais appris à affronter les orages, les terribles Cumulonimbus, le brouillard et le givrage, et j’avais passé un hiver riche en expériences de toutes sortes. Avec curiosité j’avais attentivement observé comment ces vieux militaires se débrouillaient pour vaincre les éléments avec le peu d’équipements dont ils disposaient. C’était enrichissant et captivant.

J’étais jeune, 26 ans, lorsque le patron de la petite compagnie aérienne qui m’employait fut contraint de ne titulariser aux commandes des DC-3 que des Pilotes Professionnels de 1ère Classe ; PP1 disait-on dans le jargon du métier.

A cette époque, il employait des vieux pilotes sortant de l’Armée de l’Air, très expérimentés sur l’avion, mais seulement titulaire d’une qualification IFR qui ne leur donnait pas le droit de piloter en commandant de bord sur ces vieux Dak. Il avait obtenu pour eux une dérogation, et les choses allèrent ainsi jusqu’au jour où la DGAC exigea de régulariser la situation. Avec un ultimatum :

C’était des PP1 en place gauche ou l’arrêt de l’exploitation.

Etant titulaire de cette licence, je fus donc, du haut de mes 6 mois d’expérience, certes fort riche, dense et multiple, mais si courte, promus à la fonction suprême : Commandant de bord !

En gros l’ordre fut :

« Changez de sièges, changez de galons, changez de salaire ! »

La plupart des Anciens ainsi rétrogradés choisirent de quitter la société et le patron embaucha des jeunes copilotes sur lesquels il savait pouvoir user, je dirais abuser, de son autorité…

DC-3L’essentiel de notre activité sur DC3 était le transport de poussins vers le Maroc, l’Algérie et la Turquie, et de matériels pour les pétroliers, vers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

Lorsqu’il s’agissait de matériel pour les pétroliers, c’était en général de longs tubes pour le forage et des caisses d’hexogène…

Elles étaient transportées à l’avion en convoi, en fin de nuit : une voiture de gendarmerie avec ses gyrophares et des motards à l’avant, deux cents mètres plus loin le camion avec une caisse et deux cents mètres plus loin des motards pour fermer la marche.

Et autant de convois que de caisses afin de minimiser les dégâts en cas d’accident…

A cette époque, l’hexogène était particulièrement instable…

Mais nous, on avait pas le choix, c’était toutes les caisses en soute en une seule cargaison, ou la porte !

Je ne me souviens plus exactement combien, mais disons 3 ou 4 caisses par vol. Fait aggravant, il n’y avait rien de prévu pour l’arrimage de ce matériel sensible. Alors, fatalistes, les Anciens répondaient à mon étonnement par un : « Dans tous les cas, si ça pète, qu’elles soient correctement brêlées ou non … » laissant la phrase en suspens pour bien me laisser le temps d’y trouver une réponse adéquate...

Si un pilote avait manifesté un quelconque refus, la réponse était connue d’avance.

«  Pas de problème, il y en a une douzaine devant la porte qui ne demandent qu’à prendre votre place… »

Et c’était malheureusement vrai. Il faut rappeler que l’époque était très mauvaise pour tout le monde et affligeante pour les pilotes. Nous sommes en 1974, et la Guerre du Kippour qui a enflammé le Moyen-Orient un an auparavant a laissé des traces : crise et choc pétrolier, l’Europe roule à vélo le dimanche… Sauf la France car nous avions des stocks suffisants.

Il y avait peu de compagnies aériennes, et les embauches étaient gelées. J’étais chanceux d’avoir obtenu cet emploi et je fermais ma g…., tout du moins au début.

Lorsque je fus nommé commandant de bord, je fis comme les anciens : j’y allai !

 

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Ce matin là, lorsque l’embarquement du fret fut terminé, les caisses d’Hexogène bloquées entre les tubes dont chacun pesait 800 kg à 1 tonne, nous avons démarré les moteurs et roulé dans le brouillard vers la piste 14 L (Left/Gauche). Il y a deux pistes parallèles à Toulouse-Blagnac et nous décollions toujours sur la 14 L, la 14 R (Right/Droite) étant réservée au Concorde, qui terminait ses essais en vol. 

Alors que nous arrivions à l’extrémité de la piste 14 L (Gauche) le contrôleur nous appela : 

«  Il y a une inspection de piste en cours sur la piste 14 Gauche et pour vous éviter d’attendre, vous décollerez exceptionnellement sur la piste 14 Droite. Rappelez aligné et prêt au décollage. »

J’ai donc traversé l’extrémité de la piste 14 gauche pour m’aligner par un virage à gauche sur sa sœur jumelle, la piste 14 droite. 

On compta les balises : il n’y avait pas la visibilité minimale pour le décollage, le brouillard était trop épais. 

Le contrôleur nous appela :

« D’après le collègue qui fait l’inspection en piste 14 Gauche, il semble que la visibilité soit meilleure dans la partie Sud. »

Je poussai un peu les manettes de gaz, et l’avion avança au pas. Nos yeux scrutaient  la piste où la visibilité n’était que de quelques mètres. Nous avancions frileusement dans un brouillard dense, toutes nos pensées tournées vers l’avant dans l’espoir d’une amélioration de la visibilité.

Les balises défilaient, comme les secondes et comme les mètres, les dizaines de mètres parcourus, les centaines de mètres … car sans nous en rendre compte, nous roulions assez vite…

Tout à coup, nous entrâmes dans une zone où le brouillard laissait entrevoir 2 ou 3 rangées de balises supplémentaires. Peut-être pas réglementaire mais pour nous c’était suffisant.

« Dis lui qu’on décolle ! » demandai-je au copilote tout en me penchant pour verrouiller la roulette de queue.

Le contrôleur nous autorisa au décollage, je poussai les manettes, les moteurs montèrent en régime, l’avion s’ébranla, prit de la vitesse, je poussai sur le manche la queue se leva, l’avion à présent en ligne de vol, accéléra, accéléra …

Et c’est ainsi que je me retrouve lancé à 180 km/h aux limites extrêmes de la piste 14 Droite sans pouvoir comprendre comment j’ai pu en arriver là…

La fin de piste se précipite sous les roues de l’avion, découvrant un paysage d’herbe avec, bien alignées à la queue leu-leu les balises de la rampe d’approche du QFU inverse, c’est-à-dire de la piste en sens opposé, dont les derniers feux disparaissent dans le brouillard.

 

Je poursuis le décollage, et à la limite de l’herbe, sans un regard pour le badin, je tire sur le volant et l’avion décolle. On passe en trombe sur les balises et on disparaît dans le brouillard…

Tout-à-coup, sur le côté, en dessous, quelque chose attire mon regard. Un coup d’œil et j’entrevois, les phares jaunes et cotonneux de la file de voitures des employés de la SNIAS qui se rendent au travail par la petite route qui borde l’aéroport. Toute un chapelet de paires de phares jaunes qui s’estompent et qu’aujourd’hui encore je revois en fermant les yeux…

Ont-ils eu le temps de voir le bel oiseau gris rugissant dans l’aube grise ….

Le nez sur l’horizon artificiel, les yeux sautant du Badin au variomètre, on grimpe lentement, beaucoup trop lentement, accrochés aux hélices. Les deux moteurs Plein gaz, les hélices Plein Petit Pas, donnent tout ce qu’ils peuvent ….

Un œil devant et je vois, noyés dans le brouillard, des toits de maisons, des cheminées, que l’on survole en les rasant. On pourrait compter les tuiles…

Une maison, plus haute que les autres sort du brouillard. Au début, on ne sait trop si c’est réel ou une illusion d’optique. Puis, très vite, le contour se précise, je vois le mur, des fenêtres, le toit, des cheminées. Sans un regard pour la vitesse, je tire tout doucement sur le volant, et le DC3 se hisse pour effleurer sans la touchée la plus haute des cheminées.

Je ne vire ni à droite ni à gauche, je maintiens tout droit… Pourquoi virer puisque je ne sais ce qu’il y a ni devant, ni sur les côtés. Un seul espoir, grimper, gagner encore quelques mètres…

Les maisons défilent sous le DC3, encore quelques toits de tuiles roses, qui s’estompent dans l’ouate, et c’est le gris total.

On grimpe, on est sauvé.

Nous n’avons rien dit, pas prononcé un mot, tous deux pétrifiés par la situation. Puis il a fallu réintégrer le métier, appeler le contrôle, suivre des caps, des altitudes, des routes, voler vers notre destination.

Cette histoire est loin dans mon passé. Je ne me souviens pas de ce que l’on s’est dit. Une chose est sûre, nous avons vite compris mon erreur, mon épouvantable faute.

On appelle cela une erreur de représentation : on croit que les choses sont disposées d’une certaine façon, et on agit en conséquence. Si quelqu’un vous tape sur l’épaule et vous dit «  Mais tu n’es pas dans la bonne configuration », tout se remet en place dans votre esprit.

Sinon…

Plan de l'aéroport de Toulouse

J’avais inconsciemment imaginé que les pistes parallèles étaient alignées symétriquement, côte-à-côte, et lorsqu’au bout de la 14L , j’ai traversé pour m‘aligner en 14R, j’ai fait comme si j’étais aligné en bout de piste. (Tracé vert sur le plan)

Or les deux pistes sont décalées comme indiqué sur le plan. De ce fait, j’avais déjà perdu plus d’1 km de piste.

Puis on est remonté dans le brouillard vers le Sud de la piste pour chercher cette zone où d’après le contrôleur la visibilité était meilleure… . Avion à roulette de queue, le DC-3 offre une  visibilité réduite vers l’avant du fait de son assiette très cabrée au sol.

Dans cette remontée de piste, je n’ai pas mesuré ni le temps, ni la distance. (tracé orange) . J’ai roulé longtemps, trop longtemps, sans m’en rendre compte…

Lorsqu’on a mis les gaz, je me croyais à mi-piste alors qu’il ne restait pas grand chose… (tracé rouge)

On peut noter sur le plan, qu’à l’extrémité Sud de la piste 14R, il y a un espace accolé à l’autre piste. C’est sûrement cette zone dégagée d’obstacle qui nous a permis de gagner quelques mètres de hauteur pour sauver notre peau…

Si on avait percuté un obstacle, maison, bâtiment, pylône, en pleine zone habitée, on aurait fait un trou à rendre jaloux AZF…

Pendant des années, j’ai oublié cet incident. Puis, avec l’âge, ce souvenir est revenue sur le devant de ma mémoire, et j’y ai pensé et repensé…

Un démon m’a laissé croire que les deux pistes étaient symétriques, un ange n’a placé aucun immeuble sur notre trajectoire…

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